L’éthique ferment de la spiritualité

Par , le 16 Jan. 2025, dans la catégorie Lectures - Imprimer ce document Imprimer

Dans son plaidoyer pour l’universel, contribution à l’ouvrage Le spirituel et l’universel, sept études sur Ostad Elahi, Anne Baudart étudie tour à tour les différents éléments qui constituent la base de l’universalisme spirituel. Qu’ont en commun la philosophie de Platon, le paganisme antique et la spiritualité naturelle d’Ostad Elahi ? Le lecteur familier de ces traditions ne sera pas surpris de retrouver ici des notions partagées comme le Bien, la Vérité ou la connaissance de soi. Et si la dimension universelle des « maîtres spirituels, philosophes et savants » ne résidait pas seulement dans un corpus philosophique et théorique commun ? Dans cet extrait, « l’éthique ferment de la spiritualité », la philosophe nous invite à aller au-delà de la pensée pour suivre le « pôle » qui fait le commun fondamental de l’existence de ces êtres spirituels : mener une vie éthique toute entière tournée vers le bien. Elle démontre ainsi que le ferment de la maturation du soi ne réside pas uniquement dans l’apprentissage théorique et la contemplation, il est avant tout pratique. La fonction de cette éthique en actes est de « nouer ciel et terre », non au sens figuré ou spéculatif, mais bien de résoudre la dialectique inhérente à l’être humain entre son soi céleste et un égo terrestre inflationniste. La pratique prend ici la forme d’un « combat de soi contre soi », une lutte contre le « soi impérieux » dont la domination éloigne du Vrai, du Beau et du Juste. La maîtrise de soi est ainsi considérée comme un socle commun à la spiritualité antique et au monothéisme sur lequel pourrait reposer la plus universelle des règles éthiques : la règle d’or.

Extrait de Anne Baudart, « Plaidoyer pour l’universel », Le spirituel et l’universel, sept études sur Ostad Elahi, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2024, p. 57-84.

L’éthique ferment de la spiritualité

La contemplation seule ne peut ni ne doit être ou devenir le pôle exclusif de l’homme. Elle se doit d’être aussi action. Elle se doit de se donner à connaître ou dévoiler par elle. L’action, de son côté doit attester la contemplation qui la nourrit, l’anime, la guide. Théôria et praxis, forment un couple marqué du sceau de la réciprocité obligée, de la dette mutuelle, de la nécessaire entraide.

Dans le sillage des Anciens Grecs, Ostad Elahi ne manque pas de souligner les liens vivants entre les deux, rappelant à maintes reprises le rôle de la pratique dans la sphère morale et spirituelle. N’avait-il pas pour principe éthique de pratiquer quelque chose avant de le conseiller ou de l’enseigner à quelqu’un ? (Ostad Elahi, Paroles de Vérité (PV), Paris, Albin Michel, 2014, 461 et 119 : « En toute chose c’est par l’exercice et la pratique qu’on devient fort. Il en va de même en spiritualité ».) La « voie de l’action » est privilégiée comme le laboratoire d’expérimentation morale par excellence et la méfiance vis-à-vis de la précipitation ou de la légèreté est entière. Les mots, dans le domaine éthique, ne suffisent pas, pas plus que les seules intentions, non suivies d’effectivité.

L’École de vérité du maître iranien n’impose pas la sortie de la société, un retrait de type érémitique, une coupure relative aux affaires humaines. Bien au contraire, sa qualité se mesure à son degré d’insertion dans le monde des hommes. « (Notre École) est très difficile en ce qu’elle recommande de vivre en société tout en se gardant de ce qui est contraire à l’éthique et au divin » (PV, 6). La politique (PV, 132 et 133) n’attire pas Ostad Elahi, comme autrefois les sages de l’école d’Épicure ou avant eux, Platon, qui lui préfère la philosophie alors que tout le destinait à occuper un rôle de premier plan dans la sphère politique de son temps. Tous – les Anciens comme le Moderne – y voient une occasion de trouble et d’éloignement de l’Essentiel, à éviter à tout prix. Tous privilégient le temps long du discernement à celui de la capture de l’instant mû par l’intérêt immédiat, non médiatisé par la réflexion.

Mais Ostad Elahi ne préconise pas le retrait du Jardin selon le mode épicurien. Le sociétal est le lieu d’épanouissement de la spiritualité altruiste qu’il préconise. Faire le bien, être une source de bienfaits pour les autres, pratiquer son devoir dans la vie d’ici-bas importent pour lui plus que tout. « Nous avons le devoir d’avoir le cœur voué à Dieu, les mains au service des autres, la langue tournée vers le bien » (PV, 306 ; voir aussi PV, 307, 311, 466). Ceci pourrait constituer le maître mot d’une éthique spirituelle soucieuse de nouer, ici et maintenant, ciel et terre.

Aristote, déjà, soulignait au livre X de l’Éthique à Nicomaque l’importance de la praxis pour l’homme, qui, parce qu’il n’est pas dieu, ne peut se livrer continûment à la contemplation. La vie humaine authentiquement vertueuse, c’est-à-dire la vie pleinement heureuse, éprise de mesure, celle que l’intellect – la partie divine de l’esprit humain – anime, uni à la volonté et au discernement du jugement, atteste ce lien étroit entre la sphère théorétique et pratique.

Cette existence éthique, au sens fort du terme, visant en tout le bien d’une façon continue et répétée, est le pôle que se sont fixés tous les grands maîtres spirituels, les philosophes et savants de l’Antiquité archaïque ou classique. Qu’ils aient nom Pythagore, Empédocle, Héraclite ou Démocrite ou, plus tard, Platon et Aristote et bien plus tard encore, à l’époque hellénistique, contemporaine de l’Empire de Rome, les Sénèque, Épictète, Marc Aurèle ! Même Plotin qui ne voit pourtant dans l’action qu’une ombre de la contemplation (skian theôrias) (Plotin, Ennéades, op. cit., III 8, 4, 32-37. Voir notre article, « La philosophie de Plotin, une mystique de la contemplation ? », in L’Action, Penser la vie, « agir » la pensée (Actes du Congrès de Venise de l’A.S.P.L.F.), p. 703, Paris, Vrin, 2013), écrit un Traité des vertus (Peri aretôn) à l’intention d’orienter une vie terrestre, fondée sur la « ressemblance avec Dieu », selon la formule platonicienne du Théétète, commentée, dans ce Traité, par le philosophe alexandrin. Le texte a connu un fort impact populaire dans l’école même de Plotin et chez ses analystes ultérieurs, comme Porphyre dans les Aphormai, Macrobe dans le Commentaire sur le Songe de Scipion, au chapitre VIII, utilisé par Marinos, dans sa Vie de Proclus. Au centre du traité, une réflexion sur les différents degrés de la purification, nécessaire à l’union à Dieu.

Ascèse et kénose, tant chantées par les Anciens – comme les plus mystiques d’entre eux, Platon ou Plotin –, sont aussi, pour Ostad Elahi, des démarches impérativement requises pour la bonne tenue des pensées et des actes. Pour saisir le divin, pour entrer en contact avec lui, pour vivre de lui, s’impose le dépouillement du « soi impérieux », en un sens ici dépréciatif, car son exclusive domination éloigne du Vrai, du Beau, du Juste, du Bien universels. S’il ne déjoue pas les ruses et les appâts distillés par le « soi impérieux », l’homme s’égare (PV, 17 et 322. Voir aussi la note 1, p. 46) et étouffe son âme céleste.

L’existence éthique et spirituelle comprend donc un combat de soi contre soi, préliminaire nécessaire à la voie du progrès. Il ne s’agit nullement de se nier, de se mortifier, uniquement pour se mortifier – car alors l’égocentrisme règne en maître –, mais de déjouer les forces d’une emprise qui éloigne de Dieu. Mettre l’ego à sa vraie place de « serviteur », de récepteur de la grâce divine, déjouer les tentations de toute inflation de soi. « Face à Dieu, nous devons toujours être dans un état d’effacement et d’humilité ». Ostad Elahi nomme cette lutte contre le « soi impérieux », une nouvelle médecine destinée à la purification de l’âme, proche de la terminologie stoïcienne d’un Épictète, à l’époque hellénistique, qui caractérisait – trois siècles après Cicéron, six siècles après Platon – la philosophie comme « médecine de l’âme ». Ne venait-on pas à Rome, dans le cabinet du médecin philosophe, pour assainir sa manière de penser et de vivre ?

Devenir intérieurement maître de soi, pourrait être une des prescriptions éthiques commune à la spiritualité païenne et au monothéisme. « Penser le bien, dire le bien, et voir le bien » (PV, 302), refuser l’éthique du talion, prôner l’autonomie, voire la parfaite gratuité de l’acte moral ou religieux (PV, 299 : « C’est un principe fondamental : quand la matérialité entre en jeu, elle recouvre la Vérité comme un nuage »), rétive à toute forme d’intéressement matériel, pourrait constituer un sol commun sur lequel vient tout naturellement se greffer la règle d’or (Golden Rule) (Olivier du Roy, La Règle d’or : le retour d’une maxime oubliée, Paris, Cerf, 2009).

« Quand l’homme veut pour autrui le bien qu’il veut pour lui-même et agit en conséquence, c’est qu’il est devenu humain, et l’humanité émane de lui naturellement. »

Ostad Elahi, Paroles de Vérité, parole 27

« L’homme parfait, c’est celui qui pratique pour les autres ce qu’il veut pour lui-même, et ce qu’il ne veut pas pour lui-même, il en préserve aussi les autres. C’est très facile à dire mais en pratique, c’est très difficile à appliquer. Plus on parvient à pratiquer cette règle, plus on devient parfait en humanité. Il faut se contrôler vingt-quatre heures sur vingt-quatre en étant son propre juge. »

Ostad Elahi, Paroles de Vérité, parole 263


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1 commentaire

  1. Olympia le 17 Jan 2025 à 8:45 1

    Bonheur de commencer l’année avec un vrai questionnement sur le thème central de la spiritualité naturelle d’Ostad Elahi : l’éthique et sa fonction.

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