Infidélité du monde
Le poème qui suit est un extrait du Livre des Rois de la vérité, écrit par le père d’Ostad Elahi, Hadj Nemat. Dans cet ouvrage de plus de 15000 vers composé en 1919, il relate la vie des saints, des prophètes et des grandes figures spirituelles de l’humanité. Les récits narratifs alternent avec des passages plus méditatifs en forme de prières, de conseils ou d’invocations. La personnalité mystique d’Hadj Nemat, son amour inconditionnel pour le Divin et sa soif de connaissance des vérités spirituelles s’y révèlent et permettent de saisir quelque chose de l’atmosphère particulière dans laquelle Ostad Elahi a baigné dès son plus jeune âge.
Dans ce poème, intitulé « Infidélité du monde », il nous dévoile le regard qu’il portait sur ce monde constamment changeant.
Oui, j’ai de quoi me plaindre de ce monde qui tourne
Du bruit, de la clameur qui monte pendant qu’il tourne
Monde qui va de travers, monde trompeur, changeant
Qui tantôt monte et tantôt redescend
Que pourrais-je bien dire de ce monde voûté
Qui tantôt est si beau et tantôt est si laid
À l’un il donne la gloire et la fortune
Et l’élève plus haut encore que la lune
À l’autre, il donne le sang comme seule nourriture
La terre et la boue comme lit de fortune
Il donne à l’un la joie, la fête et le bonheur
Et il condamne l’autre au deuil et au malheur
Mais quelle est donc l’énigme de ce monde ancien
Qui fait gémir les hommes et les femmes aussi bien
Monde à l’envers, monde funeste
Monde destructeur qui fait que rien ne reste
Qui lacère le cœur de l’espace et du temps
Douleur en eux à l’œuvre incessamment
Le monde est recouvert de rouille et de poussière
Les mois et les années rabougris de froideur
Ô combien de prophètes porteurs de lumière
Combien de saints aux illustres carrières
Combien de souverains aux noms si glorieux
Combien de sages aussi, héroïques et fameux
Et combien de mystiques les yeux rivés sur Dieu
Dans le désir brûlant, ô combien d’amoureux
Combien d’hommes et de femmes, de tout temps
Combien d’entre eux, des petits et des grands
Sont venus en ce monde pour y être éprouvés
Et tous, un jour, ils ont dû le quitter
Dans ce monde aucun n’a trouvé de bonheur
Ils n’y trouvèrent rien que tumulte et fureur
Tous, en venant ici, de douleur ont souffert
Personne n’ échappe au piège de ce monde éphémère
De mille maux est suivi le bonheur d’un instant
Un long deuil succède à la fête d’un moment
Dans ce monde aucun vœu ne peut être exaucé
Dans ce monde aucun nœud ne peut être dénoué
Celui qui quelque temps à cheval est resté
Le reste de son temps, à pieds, il a marché
Personne n’a vu ici la moindre stabilité
Ce monde ne donne rien que l’infidélité
Tantôt automne, tantôt printemps
Les choses vont ainsi depuis la nuit des temps
On voit à chaque instant qu’il change ses couleurs
Qu’il ne donne rien d’autre enfin que la douleur
Beaucoup ont ici passé leur chemin
Ils gisent sous la terre ayant vécu en vain
Et toi, ô mon cœur, par ce monde si vieux ne te laisse pas surprendre
Car il sait bien comment dans son piège te prendre
(…)
De l’homme ne reste à la fin que son nom
On se souvient de lui comme mauvais ou comme bon
Au juste restera pour toujours, sa justice
Jusqu’à la fin des temps, l’injuste gardera l’injustice
Applique-toi au bien, mon âme, tant que tu peux
Car seul le bien te sauvera ici et dans les cieux
Il restera de toi comme souvenir ici
Il sera ton bonheur, là-bas, au Paradis
Poème publié dans Orient, Mille ans de poésie et de peinture, Diane de Selliers éditeur, 2004.
Traduction : Leili Anvar-Chenderoff, maître de conférences en langue et littérature persane à l’Inalco.
© Cette création est protégée par le droit d’auteur. Tous droits réservés. Reproduction non autorisée.
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Merci pour ce poème que je découvre.
Je ne me lasse de le lire encore et encore.
C’est si juste, si douloureux et si réconfortant à la fois
Magnifique…
Merci pour ce magnifique et si juste poème..
56 vers d’un pessimisme radical sur le monde
3 vers pour ouvrir l’espérance éternelle
A méditer…
Quelle similitude entre ce poème et certains vers de Victor Hugo ou de Lamartine:
« Et qu’est-ce que la terre ? Une prison flottante,
Une demeure étroite, un navire, une tente
Que son Dieu dans l’espace a dressé pour un jour,
Et dont le vent du ciel en trois pas fait le tour !
Des plaines, des vallons, des mers et des collines
Où tout sort de la poudre et retourne en ruines,
Et dont la masse à peine est à l’immensité
Ce que l’heure qui sonne est à l’éternité !
Fange en palais pétrie, hélas ! mais toujours fange,
Où tout est monotone et cependant tout change ! »
Lamartine
ou
« Car dans ces temps lointains, de ténèbres voilés,
Où la nature et l’homme étaient encore mêlés,
Les forfaits rayonnaient dans l’espace, en désastres,
Et les vices allaient éteindre au ciel les astres.
Le mal sortait de l’homme et montait jusqu’à Dieu.
Le char du crime avait du sang jusqu’à l’essieu;
Le meurtre, l’attentat, les luxures livides
Riaient, buvaient, chantaient, régnaient; les fils avides
Soufflaient sur les parents comme sur un flambeau;
[…] Si bien que l’homme ayant rempli son âme immonde
D’abîmes, Dieu put dire au gouffre : Emplis le monde. »
Hugo
Doit-on parler de pessimisme, ou bien de lucidité pour ces poètes visionnaires dont le langage se rejoint par delà les siècles et les frontières?
Ce sont aussi les plus grands porteurs d’espoir, des chantres de l’amour mystique:
« Car celui qui aspire au paradis du Vrai
Aura pour paradis la lumière Vérité
Dans son cœur cette lumière se mettra à briller
Il sera éclairé par cette Essence vive en lui manifestée
Et verra la vie éternelle dans la lumière de l’Aimé
Pour toujours, il rejoindra le Dieu Vrai »
Nemat
« Oui, mon âme se plaît à secouer ses chaînes :
Déposant le fardeau des misères humaines,
Laissant errer mes sens dans ce monde des corps,
Au monde des esprits je monte sans efforts.
Là, foulant à mes pieds cet univers visible,
Je plane en liberté dans les champs du possible »
Lamartine
« Rien n’est désespéré, car rien n’est hors de l’être.
Vivez ! Le disparu peut toujours reparaître.
Le mal par vous construit,
Se place, dans la vaste et morne apocalypse,
Entre votre âme et Dieu ; l’enfer est une éclipse ;
Le mal passe, Dieu luit ! »
Hugo
Merci pour ce poème qui nous dévoile un aspect encore peu accessible de la personnalité de Hadj Nemat.
Il nous emporte et nous berce.
La justesse de ces mots écrits il y a près d’un siècle résonne comme une vérité tout à fait actuelle.
Une préférence toute particulière pour ces 4 derniers vers:
« Applique-toi au bien, mon âme, tant que tu peux
Car seul le bien te sauvera ici et dans les cieux
Il restera de toi comme souvenir ici
Il sera ton bonheur, là-bas, au Paradis »
@adrien c’est bien pour moi une preuve que les vérités spirituelles authentiques sont universelles et les mêmes pour toute l’humanité et qu’il faut, comme ils l’ont si bien scandé, éveillé son cœur pour les déceler.
ça me rappelle aussi un psaume qui abonde dans ce sens » seul se connaîtra celui qui a souffert ».
un point fort est d’avoir un regard lucide sur le monde (voir bien) mais aussi ne pas désespérer et comprendre que ce monde est un laboratoire pour développer l’humanité qui est en chacun de nous (voir le bien). Quel équilibre au quotidien!
Le Buddha fit le même constat de l’impermanence des choses. Pas la peine d’être le Buddha, d’ailleurs. L’impermanence est une évidence incontournable qu’on peu choisir d’ignorer, ou plus précisément, que tout le monde s’emploie frénétiquement à ignorer. Ah, vivre comme si l’on ne mourait jamais! Reléguer la mort et la souffrance aux oubliettes de la préhistoire, voilà ce sur quoi l’humanité « moderne » porte ses plus fervents efforts. Comment le lui reprocher?
Remettre ce poème dans son contexte: un temps, un lieu, une existence rude, une espérance de vie réduite, la souffrance physique, enfants mourant bien avant l’âge: la règle plutôt que l’exception, etc.
Tout a changé et rien n’a changé. Nous mourons toujours, mais un peu plus tard, et si possible, en exil du monde, pour ne pas troubler l’illusion… Shhhttt!
Ce poème, cette méditation, est un rappel utile (entre deux catastrophes).
Merci à son auteur.
Une vraie injection de réalisme et d’espérance que ce poème…
Ce poème contient vraiment une force incroyable, c’est une sorte de cri contre les dangers de l’illusion.
Ces deux vers du poème me semblent une clé :
« Et toi, ô mon cœur, par ce monde si vieux ne te laisse pas surprendre
Car il sait bien comment dans son piège te prendre »
Malgré tout ce que l’on sait et que l’on voit de ce monde éphémère, de la souffrance qui y règne, et Dieu sait si en ce moment elle est vive, comment ne pas s’interroger sur cet éphémère, et l’attrait qu’il a sur nous ?
Le fait d’être confronté, au jour le jour, à des épreuves, parfois très intenses, peut rapidement démotiver… Se rendre compte, à travers ce magnifique poème, que ce sentiment d' »Infidélité du monde » est, en réalité, universel réchauffe le coeur et le remplit de courage pour les épreuves à venir…
Merci pour ce grand coup de pouce!
Comme ces mots résonnent en mon coeur, en ces moments si difficiles pour moi…
D’ailleurs, je ne suis pas la seule: mon entourage est touché par des épreuves, toutes aussi dures à traverser les unes que les autres!!
Comme ce monde est triste et froid…
Pour garder moral l’autosuggestion est bien difficile: « je vais bien! tout va bien! » et trouver sa motivation n’est pas aisée…
Que serait-ce si je ne croyais pas en Dieu???
Merci Adrien pour ces poèmes de Victor Hugo!
Ils sont magnifiques également…
« … le mal passe, Dieu luit! »
Dur combat quotidien, en effet, pour garder l’équilibre!
je lis et relis ce poème, surtout quand mon coeur est plein de larmes.
@ radegonde: Et puis, se dire que l’on est pas seul dans ce cas peut aider aussi.
que ce monde est difficile à vivre…Nous devons faire des actes que nous n’aimons pas toujours, mais qui doivent être fait par neccessité..
Plus les années passent, plus j’ai le sentiment d’avoir été littéralement jeté dans un tas de matérialité – avec tout ce que cela comprend comme souffrances – et de devoir « survivre » coute que coute. J’ai toujours entendu que lutter, se perfectionnement passe par de la souffrance et je ne comprenais pas du tout le sens de cette phrase; cela me faisait même rire étant petite.
Sans prétention, je pense déceler petit à petit ce dont il s’agit et je dois dire – comme on peut le lire tout au long du poème et dans les commentaires précédents également – que c’est non seulement difficile mais cela engendre aussi un sentiment de dégoût général en moi. Je pense que c’est normal et bon car d’un côté il me permet de faire la part des choses et de voir ce monde comme un moyen pour m’améliorer et je me dis que ne pas adhérer à cette matérialité ne peut être qu’un bon signe. La difficulté réside en ce qu’on peut très vite basculer vers des sensations extrêmes, ce qui nous empêche de faire cette part des choses et d’avoir une bonne vision de nos vies.
Cependant, j’ai beau savoir tout cela, le dégoût va forcément de pair avec du découragement, de la tristesse, un sentiment de solitude et j’en passe ! Ce sont les règles du jeu sûrement mais elles me donnent le sentiments d’une personne qui doit atteindre le sommet d’une montage lointaine à laquelle, pour ne pas faciliter sa tâche, on a accroché un ensemble de poids lourds qu’elle doit trimbaler.
En somme, je me dis de plus en plus que le chemin est trop long et je me sens déjà essouffler, malgré mon jeune âge.
@Ms: Ohhhh comme je vous comprends!!! C’est exactement ce que je ressens…
Cette terrible matérialité dans laquelle nous vivons est une véritable pourriture, et, même si ON SAIT qu’on ne doit pas (et on n’en a pas envie!) d’y plonger, il faut « faire avec »!!! « sortir son épingle du jeu »!!!
Quelles horribles épreuves… J’ai souvent envie de tout laisser tomber!
Heureusement, il y a de fidèles amis, une conviction intérieure qui me permet de « garder le cap »…
@ MH: Oui, c’est sur, l’entourage peut aider à faire la part des choses dans les moments difficiles notamment. Cependant, je trouve que c’est à nous de faire la plus grosse partie du travail. Pour ma part, je peux être bien un moment puis l’instant d’après tout se chamboule et je ne me sens pas bien. Certes, l’entourage peut aider, mais d’après moi, comme tout passe par le mental, c’est à nous de nous faire violence constamment au jour le jour quand ça ne va pas (en ce qui me concerne, très souvent …). Ce n’est pas toujours facile, loin de là, surtout quand développe, comme moi, une forme de dégoût général, mais j’imagine ou du moins j’espère qu’avec le temps, une meilleure éducation de ma pensée, les choses iront mieux et que je parviendrai à avoir une vision juste.
Pour ma part, ce qui est le plus difficile est la gestion de mes émotions. Je trouve d’ailleurs que ces émotions englobent tellement de choses qu’elles peuvent en elles-même regrouper tout ce qui me fait souffrir au quotidien. Certes, j’entends par là la souffrance telle qu’on la conçoit – un sentiment plus que désagréable qui nous fait du mal – mais aussi un sentiment qui, de part sa dureté, nous permet de nous surpasser au quotidien et de nous améliorer sans cesse.
C’est assez particulier et très difficile. En somme, l’idée qu’en une même journée je peux passer d’un sentiment extrême à un autre ou même en quelques secondes. En général, ce qui engendre ce changement n’est pas grand chose, ce peut être un événement très banal ou autre, si banal que je ne comprends pas moi-même comme je peux passer du noir au blanc ou inversement de la sorte.
C’est très fatiguant mentalement et très décourageant parce qu’on peut se réveiller avec, avoir du mal à le gérer dans la journée, dormir avec, etc. Il faut constamment se faire violence et, à force, on a pas vraiment envie. Ce qui m’aide et ce que je m’efforce de faire est de me rappeler que tous ces ressentis sont une manière pour moi d’être ingrate et que je dois faire attention en luttant contre car l’ingratitude est la pire des choses. C’est très dur.
A chaque fois que je lis ce poème, je suis toujours surprise par sa puissance !
Tout au long du poème, j’ai le sentiment d’être sur une balance, en passage sans arrêt entre la droite et la gauche, le joie et la tristesse, le chaud et le froid, … En somme, un déséquilibre constant !
Automatiquement, j’en fais une analogie avec mon état d’esprit au quotidien car en analysant ne serait-ce qu’une seule de mes journées je passe d’un sentiment à un autre en un rien de temps et, très souvent, sans aucune raison valable … C’est un yoyo quotidien, un « déséquilibre naturel » que je me dois de rééquilibrer !
Mais surtout, ce qui me surprend est de me dire à chaque fois que ces vers ont été écris par une personnalité telle que Hadj Nemat …
Deux ressentis s’entre-mêlent alors en moi : d’une part, je suis apaisée car je me dis qu’à mon niveau c’est donc certainement normal de devoir gérer toutes ces émotions (c’est universel) et, d’autre part, je ne peux qu’être motivée face à un tel poème personnel d’un être si grand ! Je ne peux me sentir seule.
En réfléchissant quelque temps sur ce poème, je me demande si, en se fiant à cette traduction, il est totalement fongible dans la nouvelle médecine de l’âme que propose Ostad Elahi.
Je discutais récemment avec une personne amoureuse d’une branche (originellement) mystique d’une religion, étroitement liée avec l’univers spirituel de Hajji Nemat. Ce qu’elle me disait m’évoquait très fortement ce poème : un « pessimisme », disait-elle, quant à l’aspect matériel des choses, mais aussi un espoir immense dans la dimension spirituelle.
L’exemple le plus marquant et le plus structurant de cette branche est l’évènement de Kerbala lors du jour d’Achoura. Le lien avec cette question est patent. Traditionnellement, Kerbala est considéré comme à la fois une tragédie matérielle et une victoire spirituelle éclatante. Matériellement, une voire plusieurs personnes considérées d’après mes recherches comme Porteuses d’Essence dans ces traditions ont été tuées de manière sauvage après une dure agonie [notamment par manque d’eau, une des personnes en question ayant fait boire son cheval mais s’étant retenu car il devait en rapporter aux autres, ce qu’il ne fera pas car il fut transpercé de flèches, une autre la tête tranchée et mise au bout d’une lance jusqu’à Damas, etc.], avec des compagnons, et d’autres personnes considérées comme porteuses d’essence faites prisonnières et traînées jusqu’au calife avec ce qui s’en est suivi (au sujet des Porteurs d’Essence voir le Guide pratique, de Bahram Elahi, chap. 3). Spirituellement, on considère dans cette tradition que cet évènement (du point de vue des actions des porteurs d’essence) a permis de sauvegarder la pureté de la voie divine, de manifester pour les chercheurs de Vérité la vraie nature des personnes susceptibles d’être l’objet d’une foi et pour ces personnes d’atteindre des niveaux encore plus élevés de perfection. Il y a alors cette phrase répandue « tous les jours sont Ashoura et tous les lieux sont Kerbala » qui replace cet évènement historique dans la vie quotidienne de ceux qui se rattachent à cette tradition.
–––––
Mais est-ce exactement la vision qu’Ostad Elahi propose d’avoir du monde matériel ? Je n’en suis pas certain.
D’un côté, il y a évidemment des choses partagées.
Il y a d’abord cette idée du caractère éphémère de ce monde. « Dans ce monde, tout passe et prend fin », dit Ostad Elahi (Paroles de vérité, parole 30).
Ce qui compte est donc l’autre monde. « Notre vie dans ce monde est comme une nuit passée dans une auberge » (PV, 2) et notre train pour l’autre monde a déjà « sifflé trois fois » (PV, 279) : il faut donc n’avoir « qu’une seule idée en tête : arriver à [notre] but » (PV, 280), sans s’attarder « aux vitrines des magasins » (PV, 47).
Cela implique donc un renoncement partiel au monde, puisqu’il faut en pratique choisir entre maximiser son profit matériel même légitime et préparer sa montée dans le train pour rejoindre sa maison. Exactement comme un élève qui suit les règles sans plus et passe son temps à des choses non nocives pour personne comparé à un autre qui décide de faire plus pour avoir les meilleures notes pour préparer son avenir mais rate réellement des choses auxquelles il aurait pu légitimement prétendre (réseaux d’amis, sorties, etc.).
Cela va assez loin et l’on voit un substrat mystique commun avec Hajji Nemat lorsqu’Ostad Elahi dit « Les jouissances d’ici-bas sont absolument contraires aux jouissances de l’au-delà. Celui qui s’adonne aux jouissances d’ici-bas perd les jouissances de l’au-delà. C’est la raison pour laquelle les grands spirituels ne recherchaient pas les jouissances terrestres. » (PV, 160) On a l’impression qu’il parle des jouissances en général (renoncement dans une certaine mesure).
Ce n’est pas dans cet extrait du poème, mais on retrouve évidemment aussi chez Ostad Elahi cette idée de lutte permanente, et à mort pourrait-on dire, contre l’emprise de ce monde qui agit via le soi impérieux. On parle d’empoisonnement par gaz toxique du fait du soi impérieux, qu’il faut combattre sans répit (Guide pratique, chap. 14). Le but est la maîtrise totale de l’ego (en général) par le guide intérieur au terme d’un « conflit » intérieur (idem).
Enfin, Ostad Elahi parle effectivement du substrat matériel de l’homme comme une « boue noire et fétide » (PV, 78 et 404)
Pour tout ceci, le poème peut être un adjuvant utile à la pratique spirituelle.
D’un autre côté, néanmoins, je ne suis pas certain qu’Ostad Elahi propose une vision si noire de l’aspect matériel des choses, avec une vision positive seulement de l’aspect spirituel. La spiritualité classique qui renonce de manière générale au monde va bien avec cette idée, mais pas vraiment la nouvelle médecine de l’âme je crois.
Il me semble qu’il y a une différence entre ne pas « donner son cœur au monde » (http://www.resonancesdelame.fr/category/paroles) et penser que tout sera noir dans ce monde. Déjà, la parole 302 (« Ce qui compte plus que tout pour réussir dans les deux mondes, c’est penser le bien, dire le bien et voir le bien ») illustre deux différences. Ostad Elahi parle bien de réussir dans ce monde (comme noté dans https://e-ostadelahi.fr/lutter-contre-la-medisance) et de voir le bien. L’idée qu’il n’y aurait pas « de » bonheur dans ce monde, qui ne donnerait « que » l’infidélité et la douleur, sans « aucun » nœud dénouable ne me semblent pas aller dans ce sens. Bien entendu, il est possible de réexpliquer ces phrases d’une certaine manière, notamment à travers l’idée que l’Efficace en toute chose est l’Un et de la vraie réussite, mais il me semble qu’il y a fondamentalement une différence d’état d’esprit.
Je pense qu’on peut mettre cela en relation avec la différence de méthode entre les spiritualités : la spiritualité naturelle semble plus chercher la mesure, l’équilibre (entre les mondes et le corps et l’âme notamment) et le fait de mettre chaque chose à sa place, y compris dans sa pensée, elle impliquerait donc d’avoir une vision plus équilibrée du monde matériel aussi. En fin de compte, le corps et le monde nous apportent relativement des choses, y compris à l’âme dont ils sont le terreau de perfectionnement, le monde et ses composants ont un droit à être considéré avec équité. On pourrait même dire que, puisque les difficultés peuvent être un « bien », alors il n’y a pas à se plaindre de ce monde, qui est une créature de Dieu qu’il faut aussi aimer en tant que telle et dans une juste mesure (PV, 113 et 179)
D’ailleurs, je ne parle pas vraiment de la vision personnelle de Haji Nemat en général que je ne connais pas, mais de ce qui ressort de ce poème et dans la mesure de ma pratique. Haji Nemat s’y « plaint » du monde, mais le fait qu’il avait une relation spéciale avec le Divin fait que ce n’est pas pareil lorsque c’est lui ou c’est nous.
On peut voir cela aussi avec une sorte de méthode de spiritualité, puisque Haji Nemat dit « De mille maux est suivi le bonheur d’un instant », c’est-à-dire pousse à se concentrer sur les maux terrestres afin d’en détacher sa pensée, alors qu’Ostad Elahi dit « toute peine est suivie d’un bienfait » (PV, 258), qui peut être matériel je crois, et donc tout de même à se concentrer sur l’aspect positif des choses.
Certes, l’Efficace en toute chose est l’Un, il ne faut pas se fier à ce monde en général, mais je me demande si Ostad Elahi n’insiste pas plus aussi sur le fait que ce monde, et même l’autre d’ailleurs dans une moindre mesure, ne sont « rien », puisque « tout est Dieu » (PV, 269), plutôt que ce monde serait tout noir ou mauvais.
Il parle même de récolter dans ce monde lors de la vieillesse (PV, 183).
On pense aussi à la parole dans laquelle Ostad Elahi renvoie dos à dos les matérialistes (les libertins pourrait-on les appeler dans un contexte philosophique français) et les ascètes, qui eux deux ne profiteront pas dans l’autre monde, et ajoute comme trait d’esprit que les matérialistes sont même plus malins puisque, d’un certain point de vue, eux, au moins, profitent un peu de ce monde. (Encore une fois, il ne s’agit pas de parler de Haji Nemat personnellement.)
On peut voir une sorte de différence eschatologique. Dans l’introduction à la pensée d’Ostad Elahi (La Voie de la Perfection), il y a une confiance manifeste dans le progrès et la science matérielles, ce qui est tout de même un gage de vision optimiste. Dans la discussion évoquée au début, il ressortait au contraire que la branche mystique en question voyait le perfectionnement comme l’apanage des personnes très avancées, comme le Porteur d’Essence de Kerbala, alors que nos difficultés seraient des punitions. Cela me semble justement lié à ce poème, dans lequel une personne très avancée a une telle vision du monde, mais cela ne semble pas convenir dans une spiritualité qui propose une méthode de perfectionnement à tous.
Quant à Kerbala, il me semble justement, qu’Ostad Elahi rejette la lamentation sur l’alléguée misérabilité de la fin de ce considéré Porteur d’Essence, qu’il qualifie même de blasphème. Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a pas de mal matériel sur Terre, et il est difficile de qualifier autrement cet évènement d’un point de vue matériel, mais je me demande si cela ne manifeste pas la différence dont je parle et qui fait, si j’ai bien compris, qu’Ostad Elahi pousse, même pour un évènement aussi spécial, à voir la matérialité comme rien plutôt que comme noire. En d’autres termes, lorsqu’il évoque cet évènement ou d’autres évènements historiques similaires, j’ai l’impression qu’il pousse, tout en constatant la vérité et tirant la leçon pratique de ne pas se fier au monde matériel, à plutôt se concentrer sur la dimension spirituelle des choses. Alors que la spiritualité classique pousserait plutôt à exacerber un jugement négatif et pessimiste sur les choses et à en faire des généralités sur le monde.
On remarque aussi que, dans cette branche mystique générale, on est très explicite sur les actions négatives de certaines personnes qui ont été en contact avec certains Porteurs d’Essence et cela pousse à une certaine animosité à leur égard. J’ai l’impression qu’Ostad Elahi – cette fois-ci poussé en ce sens par Haji Nemat il semble – pousse déjà à faire la part des choses entre ceux qui ont volontairement lutté contre ces Porteurs d’Essence et ceux qui ont agi par ignorance et sans que l’on puisse connaître leur intention. Puis, d’une manière générale, j’ai l’impression qu’il pousse à surtout à voir que, bien qu’on puisse avoir des réactions naturelles normales, il vaut mieux se concentrer sur des choses utiles (notamment le perfectionnement de son humanité) plutôt que d’entretenir une animosité. En fin de compte, il y a une sorte de vision très pragmatique qui pousse à se demander quelle pensée et quel sentiment est utile.
––––––
Il y a des incidences pratiques à ces questions.
L’incidence pratique claire était ma conclusion qu’il n’est peut-être pas bon pour moi de me ressasser dans l’esprit les phrases de ce poème. Il me semble qu’il est plus juste pour moi de prendre conscience que ce monde est fait de « hauts et de bas » (par exemple : https://e-ostadelahi.fr/deux-paroles-dostad-elahi/) – ce qui implique de ne pas trop s’appuyer sur les hauts mais aussi qu’après des bas peuvent venir des hauts, mêmes matériels, s’Il le veut et si c’est dans mon intérêt spirituel, etc. Cela pousse aussi à cultiver un détachement (voir nos discussions https://e-ostadelahi.fr/les-raisons-de-la-colere-quel-est-votre-avis/#comment-243157 ) mais plus juste, y compris aussi envers les éléments qui composent le monde et qui sont jugés (comme pour les personnages historiques évoqués), et mieux orienté.
L’autre incidence pratique est plus difficile à cerner. C’est qu’il est difficile de faire la part des choses dans nos modes de vie et choix de vie, au sein des choses légitimes, entre ce qui est du ressort du fait de privilégier l’autre monde en abandonnant une attraction matérielle non-illégitime et ce qui est du ressort du changement de paradigme avec le passage à la spiritualité naturelle. Autrement dit, dans quelle mesure se refuser un élément matériel fait partie est ne pas s’attarder sur les vitrines de la matérialité et dans quelle mesure ce serait ne pas vivre dans le monde ou prendre en compte sa partie matérielle. Puisque le perfectionnement le plus efficace demande de renoncer à des choses matérielles légitimes, comme je l’ai évoqué plus haut. Ostad Elahi parle de cette différence entre avoir juste la moyenne ou avoir vingt sur vingt (PV, 367). La tension, dans la spiritualité naturelle, entre mystique intérieure et respect de sa matérialité rend difficile de comprendre où et dans quelle mesure il est positif de renoncer au monde.
En lien ce thème du regard à avoir sur le monde : https://e-ostadelahi.fr/quelques-reflexions-sur-la-valeur-du-monde/
Merci pour ce poème que je viens de relire, ainsi que des commentaires si riches.